Alvaro Echanove est grand. Très grand. Quand il arrive à la terrasse du café parisien où nous nous sommes donnés rendez-vous, il fait attention à ne rien renverser en s’asseyant, puis il ramasse ses jambes sur le côté afin qu’elles ne prennent pas trop de place. En le voyant s’incarcérer ainsi sur sa chaise, je me dis que le monde doit être étroit pour lui. Tous ses gestes sont contenus – pour ne pas déranger – mais quand il parle de musique ou de son travail au sein de l’association Aurore EGO, ses mouvements deviennent tout d’un coup plus amples. Je souris. Il s’excuse et sourit à son tour.

Alvaro Echanove – concert à l’Abracadabar (février 2015) Crédit photo : Antoine Omerin
Le ciel est gris sur Paris ce jour-là et le vent sec et froid. Emmitouflé dans sa parka verte, une main tenant sa cigarette et l’autre enroulant sa tasse de thé chaude, il raconte son enfance faite de multiples déménagements, de voyages à travers le monde et d’un piano : «Je suis un espagnol né en France […] Ma famille n’était pas musicienne mais il y avait un piano à la maison et je jouais tout le temps dessus. J’ai développé une véritable addiction pour ce piano» dit-il en souriant.
Alvaro veut apprendre, mais pas seulement la musique. Il veut tout apprendre. Le bac en poche, il monte sur Paris pour faire des études de droit et d’anthropologie. Il aime ça mais la musique lui manque. Et quand il se consacre pleinement à la musique, ce sont les études qui lui manquent. Il essaye donc de concilier les deux, encore aujourd’hui, mais ce n’est pas toujours facile.
En 2014, tandis qu’il joue dans les couloirs du métro, il se fait repérer par la Nouvelle Star, l’émission de télé crochet diffusée sur D8, qui lui propose de venir passer les castings. Il y va comme ça, sans rien en attendre, à part peut-être l’avis d’un jury de professionnels, histoire de savoir si ce qu’il fait est bien ou non. A sa grande surprise, il est pris, passe les différentes épreuves et se retrouve sur les primes. Il ne pensait pas aller aussi loin et prend ce qu’il y a prendre : travailler avec de très bons musiciens, apprendre encore et toujours, nouer des amitiés fortes avec les autres candidatEs. Il est content d’y être allé mais il est aussi content d’en être parti. Quand il est éliminé en quart de final, il est presque soulagé. Si jouer à être les Rolling Stones peut-être un rêve, il comprend que ce n’est pas le sien.
Malgré tout, le retour à la normalité est difficile, et après autant de bruit, le silence est mal vécu. Il n’y arrive plus, en fait une affaire personnelle et s’enfonce, de son propre aveu, dans une image d’artiste maudit qui ne produit rien de bon. Il part rejoindre sa compagne de l’époque en Australie, dans un coin perdu, loin de tout et surtout loin de l’agitation de la capitale française et de celle connue durant l’émission de télévision. Il se promène avec son dictaphone, enregistre les oiseaux, la nature autour de lui, s’émerveille devant cette dernière : «je me suis reconnecté avec le beau» dit-il le regard encore plein de ces paysages. Il comprend aussi là-bas que la musique ne doit pas être une affaire d’ego : «on doit chanter pour les autres et pas seulement pour soi». Ce n’est pas une révélation mais un rappel salutaire.
De retour à Paris, il rejoint le groupe de rock Point Zero et retrouve le plaisir de jouer et chanter à plusieurs, ensemble et à égalité, qu’il avait déjà expérimenté lorsqu’il jouait, plus jeune, dans des groupes garage. Il joue avec le groupe dans des bars où le contact avec le public est plus proche et plus réel. Il arrive parfois que la moitié s’en foute car ils ne sont pas venus pour écouter de la musique, donc il faut aller les chercher, les intéresser. Des fois ça marche, des fois ça ne marche pas, mais c’est ça qui est intéressant. Et dur, aussi.
Parallèlement, dans le cadre de son master en Anthropologie, il fait une observation participante* à l’association Aurore EGO où il anime un atelier de musique auprès d’usagers de drogues dans le quartier de la Goutte d’Or, au Nord de Paris. Au contact des Bolchéviks Anonymes, le groupe formé par l’association, il apprend à mettre de côté sa propre façon de faire de la musique pour être à leur écoute et à leur service. Au début il est un peu déboussolé, ne sait pas trop quoi faire face à ces sons et a un peu peur du résultat. Mais en écoutant les enregistrements, il se prend une claque. C’est un autre rapport à la musique, hors de ses propres codes, cathartique mais aussi peut-être plus libre, qui sonne différemment mais qui sonne bien.
Ce rapport à la liberté – comment l’être et peut-on l’être réellement ? – reviendra d’ailleurs tout au long de l’entretien, comme un fil rouge, sans qu’Alvaro ne le formule aussi clairement.
Durant cette observation participante il découvre également le métier de médiateur social, même s’il ne fait pas de la médiation au sens strict du terme «car il n’y a pas de résolution des conflits mais plutôt une canalisation» précise-t-il. «Les ateliers permettent d’exprimer des désaccords, via la musique, de canaliser les conflits, de créer des ponts – sans jugement et sans normaliser – malgré le contexte dur». Là, pour le coup, c’est une véritable révélation : il vient de trouver ce qu’il veut faire. Mais avant de se lancer dans une formation pour devenir médiateur, il repart en 2015 sur les routes, direction Séville en Espagne, pour apprendre le cante flamenco**.
Originaire du sud de l’Espagne, le flamenco est une musique gitane qui se rapproche,
m’explique Alvaro, de la culture de la tauromachie : «C’est une sorte de danse avec la mort, avec le danger. On est en déséquilibre permanent, en suspension, et tout se joue dans l’instant. Le chant accompagne la danse et la danse accompagne le chant mais c’est aussi un combat entre les deux» C’est un style de chant primitif, qui cherche à exprimer des sentiments fondamentaux, bruts, sans fioritures autour, et qu’il faut donc aller chercher au plus profond de soi : «ça se rapproche énormément du cri, voire même du pleur. D’ailleurs quand tu chantes, tu dois lever le voile du palais comme quand tu pleures ». On ne peut donc pas tricher avec le flamenco et la maîtrise de la technique n’est là que pour permettre de se révéler, d’être authentique ; c’est un appui, pas un paravent. Est-ce cela qu’est parti chercher Alvaro là-bas ? Dans ses cours, il rencontre «des gens du monde entier, qui lâchent tout pour le flamenco» Comme son colocataire à Séville, un indien qui travaillait dans le Big Data à Londres et qui gagnait très bien sa vie, mais qui a tout quitté pour apprendre la guitare flamenca.
Logic, publiée sur Youtube en mars dernier, s’inspire d’ailleurs en partie de cet ami et ancien coloc. Cette chanson puise beaucoup dans son expérience en Espagne : dans la guitare tout d’abord, qui prend parfois les accents d’une guitare flamenca, mais aussi dans sa thématique raison / déraison et du combat qui en découle.
Logic, mais aussi Six Kids et Beating Ice qui ont été publiées en même temps sur la plate-forme vidéo, développent une atmosphère très intimiste, proche du folk d’un Elliott Smith. Un revirement par rapport au rock qui l’accompagne depuis des années ? «C’est surtout parce que mon enregistreur ne prend pas beaucoup de décibels et que je fais tout ça dans mon petit appartement de 12m2 aux murs très fins» répond-t-il en riant.
S’il a publié ces vidéos c’est surtout pour laisser une trace de ses compositions et leur donner une existence plus concrète, mais son plaisir se situe plutôt dans le partage direct, face à un public, dans les bars mais aussi dans le métro où il est retourné. Il ne joue plus dans les couloirs comme avant mais directement dans les rames. Il pensait que ça serait plus dur, que les gens seraient plus durs mais, au contraire, il y découvre de la solidarité, de la gentillesse et de l’enthousiasme : «il se passe de jolies choses à chaque fois». «A Paris, dans le métro, le public est toujours changeant, il y a beaucoup de monde et tout va toujours vite» et sa musique apporte une pause à tout ça. Ce sont des moments suspendus.
Quand je lui demande s’il y a chez lui une volonté de s’inscrire dans une vision réellement populaire de la musique, comme productrice de lien social, à rebours de ce que propose l’industrie musicale, son visage s’illumine : «C’est exactement ça ! J’aimerais qu’il y ait plus de musique dans la vie ! »
Il n’a rien contre l’industrie musicale, ils n’ont juste pas les mêmes envies. Mais faire autrement n’est pas simple : «En tant qu’artiste, on a envie d’avoir de l’écho. C’est dur d’être un chef d’orchestre anonyme, surtout quand tu es passé par la Nouvelle Star car tu essayes de retrouver ce qu’il s’est passé là-bas, sans y parvenir. C’est un peu comme une drogue dure : il y a une grosse montée mais la descente est difficile. Et puis, on a envie d’être entendu mais comment en vivre ? Comment payer son loyer ?»
En attendant, Alvaro continue son petit bonhomme de chemin : il est retourné travailler à l’association Aurore EGO, participe à l’enregistrement du deuxième album des Bolchéviks anonymes, poursuit sa formation de médiateur social, joue avec Point Zero dans les bars et avec sa guitare dans le métro, fait des petits boulots… En attendant de repartir, cette fois-ci de l’autre côté de l’Atlantique, à Montréal, pour apprendre, encore et toujours, et enrichir encore un peu plus sa musique.
Quand je vous disais que le monde était étroit pour lui.
Propos recueillis le 8 mai 2017 à Paris
* Il menait une étude d’anthropologie du droit sur l’espace d’accueil (qui peut donner l’apparence d’un chaos primordial alors qu’en réalité c’est du droit négocié)
** Chant flamenco